Césarion d'Alexandrie

Césarion d'Alexandrie

Le sacre d'Hannibal

 

Hasdrubal était mort. Un esclave Gaulois,

Mercenaire pourtant de l’ost Carthaginois,

Avait su prévenir, au soir, le chef punique,

A l’heure où dans sa tente il ôtait sa tunique,

Et l’avait poignardé d’un coup rude et vengeur :

Le Général avait immolé le Seigneur

Que servait autrefois à genoux le barbare,

Sans avoir soupçonné leur amour, fort et rare.

 

Hannibal méditait. Après l’étonnement,

La profonde douleur et le déchirement

Qui, dans les premiers temps, tels des fléaux d’orage,

Avaient su malmener durement son courage

- il perdait plus qu’un frère, il perdait un ami -

Il avait enfin pu se reprendre à demi,

Puis songer bravement aux suites de ce crime :

Dans les rangs des soldats soufflait un vent d’abîme

Depuis qu’on avait su le décès sans éclat,

Sordide, du grand chef, mort comme un cancrelat

Sous la botte perfide et brutale d’un sbire.

De la haine des dieux n’était-ce un signe à lire ?

 

Le doute s’immisçait dans le cœur de nombreux,

Qu’ils fussent timorés ou des plus valeureux.

Le Barcide sentait que se creusait la faille

Qui rendrait son armée inapte à la bataille,

Inquiète, prête à fuir dès le premier revers,

Craignant d’être maudite et vouée aux Enfers.

Il lui fallait agir - malgré ses propres craintes,

Et l’ombre où le plongeaient les Décisions Saintes.

Car, las, qu’en serait-il de la Succession

Du Général défunt, de cette ambition

Qu’ils poursuivaient, tous deux, conquérant l’Hispanie,

De préparer l’assaut contre Rome l’Honnie ?

Contre ce peuple avide, avare, sec, brutal,

Dont rien ne contentait l’appétit de chacal,

Depuis le temps maudit de la dernière guerre

Où Carthage plia sous la défaite amère ?

Si la crainte des Dieux s’étendait maintenant,

Si l’image du Chef mort des mains d’un manant,

Tel un spectre effrayant, nourri de la panique,

S’implantait en tyran dans chaque âme punique,

Devant Rome il faudrait toujours courber le front,

Accepter sa rapine, accepter son affront,

Et devenir, enfin, son malheureux esclave !

Jamais pour Hannibal l’heure ne fut si grave :

Jamais rien n’avait eu plus de prix à ses yeux,

Depuis qu’il en avait fait le serment aux Dieux,

- A l’âge de neuf ans, sur ordre de son père,

Hamilcar - de brûler jusqu'au bout de colère

Contre l’injuste et vil envahisseur romain.

Et voilà que ce vœu serait sans lendemain

A cause d’une hantise indigne d’une femme ?

Il ne pouvait laisser se tisser cette trame.

Alors il convoqua l’un de ses fiers hérauts,

Qu’il chargea d’assembler combattants et héros

Au devant de sa tente, afin qu’il leur apprenne

Le fond de sa pensée, en amour comme en haine.

Quand enfin chacun fut présent, prêt à l’ouïr,

Hannibal apparut, grave à faire frémir,

Tout entier revêtu de son habit de guerre,

Et jeta sur la troupe un regard circulaire.

Un silence se fit, et sa voix s’éleva :

 

« Guerriers, que nul, jamais, sans trembler ne brava,

Vous, indomptables chefs, vous, soldats intrépides,

Que toujours le danger vit de front et limpides,

Auprès de qui depuis si longtemps je combats,

Que jamais je ne vis se perdre en vains débats

Quand la mort ennemie excitait leur courage,

Vous qui faites la gloire et l’orgueil de Carthage,

Ô mes frères - que vois-je ? Et qu’entends-je, aujourd’hui ?

Toute votre vaillance en un jour aurait fui ?

Parce qu’un misérable assassin, un serpent,

S’est dans l’ombre approché d’Hasdrubal en rampant,

Puis soudain l’a meurtri de son attaque indigne,

Du déni de nos dieux ce serait donc le signe ?

Oui, le crime est horrible, oui, c’est un grand malheur ;

Mais les cieux ont toujours prodigué la douleur

A ceux dont ils voulaient que l’âme ait plus de force ;

En nous versant leur sève ils brisent notre écorce,

Et nous devons grandir pour contenir ce feu :

C’est aujourd’hui pour nous le principal enjeu !

De quels yeux désormais verrions nous les Atrides

Si jadis, effrayés, tremblant sous leurs cnémides,

Lorsque des mains d’un lâche Achille fut défait,

Ils s’étaient rassemblés, tels des agneaux de lait,

Pour se résoudre enfin à plier sous la crainte

Et paraître des nains sous la Troyenne enceinte  ?

Ils seraient tous l’objet de notre fier mépris !

Nous moquerions sans fin leurs malheurs et leurs cris !

Mais le drame au fond d’eux n’entama la vaillance :

Bientôt chacun reprit et son glaive et sa lance

Et revint au combat tel un fougueux lion,

Plus brûlant qu’autrefois de soumettre Ilion.

Nul ne douta des dieux ni de leur bienveillance :

De mourir en héros nul n’insulta sa chance !

C’est ainsi qu’il vous faut surmonter votre deuil,

Cette flamme qui doit resplendir en votre œil !

Vous qu’Hasdrubal voulait faire marcher sur Rome,

Vous qu’il prit dans ses rangs pour sa qualité d’homme,

Aujourd’hui que son corps gît au fond du tombeau,

Laisserez-vous s’éteindre en tremblant son flambeau ?

Qui voudrait parmi nous renier la mémoire

D’un homme qui le mit sur les pas de la gloire ?

Prononcez-vous, soldats, que j’entende vos voix !

Que ceux dont la frayeur aura dicté le choix

Se rangent à ma gauche, et le fassent sans crainte :

Je serai leur rempart: bouche sincère est sainte.

Que ceux dont le courage est ressorti vainqueur

De l’orage du doute et des bras du malheur,

Se rangent à ma droite, et se disent mes frères :

Mais s’ils sont moins nombreux, j’arrêterai les guerres,

Moi qu’on aurait pu voir être élu Chef demain,

Et nul ne me verra jamais plus glaive en main.  »

 

Ces mots furent suivis un très profond silence.

Chacun pesait le poids de sa lourde sentence.

Quand un soldat, soudain, submergé par son feu,

En brandissant sa lance, ainsi qu’un pur aveu,

Prononça d’une voix altière et provocante :

« Moi, je suis avec toi ! Rien de mieux ne me tente ! »

Puis auprès d’Hannibal vint d’un pas libre et sûr.

«  Moi, de même, Barcide ! » enchaîna d’un ton mûr

Un autre, sans attendre, avant de les rejoindre.

« Moi, de même ! » - Ce cri, de tous, même du moindre,

Emplit  bientôt les cieux, tel celui des oiseaux

Que l’on voit s’appeler en survolant les eaux

Avant un grand départ pour un nouveau rivage,

Dans un millier d’échos, frénétique et sauvage :

Toujours plus rapproché, toujours plus éclatant,

Tant qu’enfin tous bientôt, et dans le même instant,

Dans un unique élan d’amour et d’allégeance

Se mirent à scander, presque en état de transe,

Le nom de l’orateur comme celui d’un Roi :

Or c’était le Destin qui prononçait sa Loi.

 

 



27/07/2015
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