Césarion d'Alexandrie

Césarion d'Alexandrie

Fatale banquise


 

 

Quelle foule, jadis, se pressa sur les quais

Pour son premier départ vers la fière Amérique :

La question de ce monstre agitait les caquets,

Depuis bien des mois défrayait la chronique.

 

On tétait lors au sein de tout superlatif :

« Titanic » ! Ce nom seul brillait comme une étoile

Dans le noir firmament de tout espoir captif :

Il signifiait puissance et gloire proverbiales.

 

Comme on avait vanté ce fleuron du progrès !

Les princes s’y plairaient comme dans leurs palaces,

Tandis que l’émigrant, l’homme au moindre sou près,

Jouirait d’une salubre et vraie troisième classe.

 

Fini le temps cruel des dortoirs contagieux

Ou la promiscuité dans les ombres des cales,

Antres où la vermine ouvrait un œil radieux

Soit pour voler de l’or, soit pour donner la gale.

 

Certes, le plus souvent, pour prix de son ticket

L’ambitieux sans fortune y laissait sa chemise ;

Mais on en parlait peu : devenir new-yorkais

Faisait rêver le gueux des bords de la Tamise.

 

Les intérêts de tous s’étaient ligués alors

Pour faire du voyage à bord du grand navire

Une aventure inouïe, l’un des temps les plus forts

Qu’un humain puisse vivre au sein de tout Empire.

 

Désormais l’Océan se plierait à nos lois :

La tempête pourrait déchaîner tous ses diables,

Gouffres, tonnerre, éclairs, faire rugir leurs voix,

Le colosse d’acier resterait toujours stable.

 

 Tous pourraient accéder à la faveur des rois,

Mieux encore qu’à Terre, où d’infinies distances

Creusaient souvent l’abîme entre un cœur aux abois

Et le lieu d’où jaillit la source d’espérance.

 

Princes et favoris, concentrés sur leurs ponts,

Liés aux continents par le pouvoir des ondes

Tiendraient encor chacun comme par un harpon

Et dicteraient des vœux suivis à la seconde.

 

Monter sur le bateau, pour un simple mortel

C’était se rapprocher déjà des fins ultimes,

Des présents qu’on dépose aux pieds des vrais autels,

C’était déjà gravir cent degrés vers la cime !

 

Le géant de métal ne s’appartenait plus.

On avait converti le navire en symbole :

Celui du Capital, du Progrès absolu,

Du pouvoir d’une Europe érigé en idole.

.

Jamais tant ne brûla la haute société

De briller qu’à son bord pendant le grand voyage,

Conscience enorgueillie d’être la déité

Que l’on avait choyée des plus vibrants hommages.

 

L’équipage n’était à ses yeux conquérants

Qu’un plaisant escadron de zélés domestiques

Qui n’avait qu’un recours : se montrer déférent

Quel que fût son désir, et cela sans mimique.

 

L’employé de radio fut lors si bien dressé,

Fut si bien convaincu de donner préséance

 Au torrent de courrier de ses maîtres pressés,

Qu’il ne fit aucun cas d’autres correspondances.

 

Six fois pourtant l’appel d’un bateau plus au nord

L’avertit du danger des fragments de banquise

Vers lequel le Titan venait briser son corps :

Mais ce n’était du goût de nos riches marquises.

 

On congédia sèchement le braillard insistant

Qui corrompait le flux continu des échanges

Entre gens du beau monde à la pointe du temps

Et leurs pairs de salon fiers d’en donner le change.

 

Las ! Les cris de la vigie, quelques heures plus tard,

Sonnèrent comme ceux d’une annonce fatale -

Et le glacier flottant perfora de ses dards

La vaine peau d’acier de la barque idéale.

 

 

 



13/01/2015
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