Césarion d'Alexandrie

Césarion d'Alexandrie

 

Préface

 

 

I

 

 

Il n’est pas de domaine, dit-on, au moins en France, où la tyrannie de la jeunesse, se fasse plus nettement ressentir aujourd’hui que dans celui de la Poésie. J’entends par là, quant à moi, le soulèvement hostile et passionné de la majeure partie de ceux qui entendent, forts d’un soutien idéologique qui les porte depuis plus d’un siècle, à travers leurs œuvres, leurs déclarations fracassantes, leurs condamnations absolues et sans appel, convaincre les esprits qu’on ne peut sublimer l’existence au moyen des mots qu’au mépris de toute règle de l’art, que dans le rejet de toute forme d’ordre et d’autorité, et bien sûr, a fortiori que dans la répudiation violente et résolue de tout art poétique hérité de la Tradition.

 

De fait, si dans la progression de ce mouvement, ces authentiques tenants de l’anarchisme esthétique, avec leur véritable culte de l’émotion, de la spontanéité, de la jouissance effrénée de l’instant présent, de la liberté absolue, ont su profiter du désordre moral et de l’insécurité générés par presque un siècle et demi de guerres européennes et mondiales, et rallier ainsi, suivant les niveaux d'engagement les plus divers, l’immense majorité des auteurs, cela s’est accompagné, parallèlement, d’un mouvement tout aussi conquérant et progressif de désaffection généralisée  du public (et pas que du « grand ») pour la poésie de son temps. Désaffection qui s'est même manifestée, chez de nombreux, à l'origine, sous la forme d'un rejet catégorique et dégoûté, voire même, parfois, effrayé, de toute cette poésie qui s’est toujours clamée « révolutionnaire » et libératrice.

 

 Frayeur dont, chez un poète d’aujourd’hui, seule la vanité la plus obscène saurait se réjouir. C’est que le délire de la passion, l’outrage, le désordre, la provocation, l’insurrection par principe, la joie de l’arbitraire, tous dignes enfants de la passion anarchiste, et tous, des plus manifestement à l’œuvre dans l’exercice de ses « Cultes », ne sont réellement des étendards de mise, ne sont accueillis comme d’authentiques bienfaits, des « libérateurs », de la part du peuple, ou du public, ou même de l’individu, que dans le cas où ces derniers vivent dans des conditions morales diamétralement opposées, ou en supportent encore le poids récent, c’est-à-dire celui de la férule d’un ordre intime ou social rigoureusement et sévèrement jalonné, où l’individu est étroitement bridé et tenu en laisse, à ce point même que cet ordre qu’il subit  étouffe autant que possible chez lui toute propension à la fantaisie, à l’originalité, à la passion, aux sentiments, au rêve, à l’insouciance. Là, en effet, il est besoin, plus que jamais, du souffle de cet « anarchisme ».

 

    Or, aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales du moins, et depuis déjà bien longtemps pour la mémoire des plus nombreux, rien n’est justement plus promu, plus poursuivi, plus facilité, que l’assouvissement des derniers penchants cités, c’est-à-dire, pour les regrouper sous leur dénomination générale, le bonheur du caprice individuel  - dans la limite, bien sûr - et c’est là qu’il faut nommer le véritable Maître de ce jeu par son nom - où tout cela est rentable, et permet la domination d'une minorité de possédants, sur des sociétés qu'elle fractionne à l'extrême,  en jouant sur les singularités de chacun, pour mieux asseoir son emprise: système politique ingénieux de l'économie capitaliste,  qui est à l'origine de la disparition des peuples au profit des "masses", masses d’individus  centrés autant que possible sur la sphère du personnel et de l’intime, fanatisés, même, en ce sens, et  d’où n’émergent, comme derniers témoins de la déroute extrême de toute force humaine véritablement unificatrice et révolutionnaire, susceptible de prendre le pas sur ce système, qu’un ensemble de « bulles » disparates: un émiettement à l’infini de cette force en une multitude de petites « chapelles » et d’individualités, toutes si petites, hélas ! - parfois même, microscopiques…

 

Impuissance révolutionnaire d’autant plus marquée à notre époque que la promotion des valeurs hédonistes du narcissisme individuel qu’opère le système politique de l’économie marchande forme des masses trop « gâtées », de petits nantis, qui ont désormais "trop à perdre", et qui l'auront toujours davantage à l'avenir, pour pouvoir réellement secouer leur joug.

Mais c’est compter sans une autre frange de ces populations, autrement plus dangereuse, car soumise à la douleur, à la peur, et à la haine qui va de pair, frange de la population toute aussi ravie de pouvoir profiter des services du « bonheur à la carte », quand elle en a les moyens, pas nécessairement moins nantie, (même si c’est là que se regroupent aujourd’hui le plus grand nombre de prolétaires et de désargentés), qui elle, souffre vis-à-vis de cela de la perte du lien social qui jadis, « il n’y a pas si longtemps que cela » disent-ils souvent même parfois, en Occident, fondait l’identité collective, et permettait d’envisager l’avenir, qu’il fût proche ou lointain, avec une confiance, et de loin, réellement supérieure à celle d’aujourd’hui, et donc : de jouir plus librement.

  Mais hélas ! Sans voir de quelles cimes autrement plus élevées, autrement plus vigoureuses au point de vue l’organisation politique et morale, quoique irrémédiablement perdues, englouties par le passé, descendaient, depuis plusieurs siècles déjà, comme sur la pente de leur irréversible et fatal déclin, les formes plus récentes de l’organisation sociale auxquelles ils se réfèrent, et dont ils appellent le retour de leurs vœux les plus fervents. Vœux si défavorables, d’ailleurs, à ce qu’ils nomment l’« étranger », et dont ils aimeraient bien qu’il retourne d’« où il vient », pour pouvoir, quant à eux, regagner enfin leurs pénates… C’est-à-dire, simplement, des formes un peu moins décadentes de l’organisation sociale, mais toutes aussi vouées aux mêmes fâcheuses conséquences, et qui ne peuvent entraîner, au mieux, qu’à reculer pour mieux sauter.

 

Pourquoi, il faut le déclarer sans ambages, le marteler, même, au besoin: c’est véritablement  de la faillite irréversible de toutes les anciennes valeurs supérieures de l’humanité, au profit des seules valeurs de l'économie marchande que nous souffrons  le plus  cruellement et le plus fatalement, en tant qu’Humanité, aujourd’hui.

 

Oui, c'est bien de ce confinement des plus hautes aspirations de l’âme au service des seules valeurs de la puissance matérielle et de sa conservation la plus étroite, de cette ambition et de cette soumission-, de cette soif et de cette instrumentalisation-, de cet orgueil et de cette humiliation-, que se creuse la douleur, la douleur véritablement humaine du temps, notre Mal du siècle à nous, et qui prend toujours davantage des allures de Mal millénaire et universel.

 

Or c’est un mal que nous ne pouvons qu’accroître dès lors que, pour le combattre, nous soufflons, comme il arrive ici où là,  le vent de l’Anarchie, du « ni Dieu, ni Maître ». Car – mais qui n’a d’yeux pour le voir ? -  c’est souffler dans le sens des partisans de l’économie capitaliste la plus libérale qui soit, de l’homme d’affaire sans le moindre scrupule, qui,  lui, ne demande pas mieux qu’on le dispense de toute autorité morale, qu’on mette à bas tout « Dieu » et tout « Maître ». Ou du moins, que nos souffleurs d’anarchie, à défaut de ne pouvoir empêcher de plier les échines, réussissent au moins à doter les valeurs de l’insoumission, dans les esprits, d’une telle sacralité, si absolue, si riche et si bien parée de tous les oripeaux de la liberté, que cela le dotera, lui qui n’en demandait pas tant,  d’un charisme indéniable, propre à lui faire recruter, et vraiment à moindre coût, tout ce qu’il lui sera désirable de secondes mains et de seconds couteaux…

 

Mais, foin de tout ce cynisme. Car c’est tout aussi bien accroître ce Mal, bien plus et presqu’infiniment, que de céder, pour en finir avec lui, à la tentation inverse, proprement fanatique et désespérée, de la restauration des valeurs civilisationnelles et religieuses  du passé,  comme c’est le fait des tendances nationalistes et des cultes intégristes de l’époque contemporaine, dont la dimension proprement suicidaire et mise à bout, et fondamentalement dépendante des financements de l’organisation économique mondiale, se fait la plus manifeste là où leur chef de file le plus indiscutable, leur modèle le plus abouti, le plus entier, le plus accompli, l’Islam radical fanatique, tente sans complexe, c’est-à-dire, armes à la main, et  ne reculant devant aucun des actes guerriers de la barbarie la plus sanguinaire, d’imposer sa loi sur des populations entières de civils.

 

Or, ce Mal du siècle, si nous n'en périssons pas, s’il reste en nous quelque chose qui résiste à la détresse qu’il creuse en nous, cette détresse qui nous pousse d’abord à brader notre humanité, qui nous pousse d’abord à nous faire de toujours plus petits rouages, plus soumis à la domination du système infernal de cette ploutocratie lâche et cynique dont l’emprise s’étend aujourd’hui aux quatre coins du globe, jusqu’au point dernier de nous ôter toute force de résistance – ou bien, jusqu’au point dernier, pour ceux dont la conscience continue, malgré cela, à faire valoir ses droits -  de l’adoption de philosophies du néant plus ou moins brutales, (du bouddhisme le plus « apaisant » à l’Islam le plus fanatique), bref, ce Mal, si nous refusons, sans pouvoir rien n’y faire, qu’il étende ainsi en nous sa gangrène, il faut que ce soit lui qui périsse. Nous n'avons pas le choix. Et pour cela, de même, nous n’avons pas le choix : il nous faut de nouveaux « Dieux », de nouveaux Maîtres. C’est-à-dire, non seulement de nouvelles Valeurs, mais aussi des hommes et des femmes qui les incarnent au plus haut point.

 

Or, les meilleurs d’entre nous, dès lors qu’ils portent leurs regards au-delà du cercle rassurant de ce qui fait leur conservation au quotidien, (pour peu, déjà, que cette conservation leur fût possible et réalisée), c’est-à-dire, sur le monde, se voient avancer sur une mer imprévisible et pleine de dangers, un monde proprement écartelé, divisé, où méfiance, égoïsme, peur, guerre, haine, étendent une main puissante et ravageuse - mais ils se refusent pourtant, et souverainement, à céder sous le poids de leur pression. Ils sentent bien que leur sort, leur véritable salut, leur bonheur véritable, est lié à celui de leur profonde humanité, et même, et d’autant plus, à celui  de l’humanité qui vit au cœur d’une foule innombrable d’autres êtres humains disséminés partout autour du globe et d’origines les plus diverses. Et Rien ne saurait les empêcher de faire appel, de toute la force de leur âme, à ce qui fonde ce puissant lien familial - ni de vouloir l’intensifier, de le souder toujours plus intimement, toujours plus profondément, plus inexorablement - afin que naisse, s’étende, et jamais ne cesse, la Ronde de ces feux d’amour, d’honneur, et de bonne volonté,  qui  seule est digne de porter le grand nom d’Humanité, et même d’Humanité future.

 

C’est-à-dire encore, ces meilleurs d’entre nous, ceux qui œuvrent  à la venue  de ces Valeurs et de ces Chefs, ou même, qui sont déjà dignes de les incarner, s’il en est, et dont nous sommes si cruellement en manque, rien ne saurait les empêcher de promouvoir,  en premier lieu, dans la triste nécessité où nous sommes aujourd’hui,  dans le sillage de la bonne volonté et des bons sentiments indispensables, et sans la moindre concession, des valeurs de mesure, de discipline, d’ordre, et de rigueur – qui sont, pour résumer ces quatre derniers points en une seule locution, les authentiques valeurs de la souveraineté.

 

 Ainsi donc, pour reprendre plus manifestement le fil de cette Préface, au milieu de cette indécision sournoise et menaçante planant au-dessus de notre sort collectif, lors même que nous sentons la nécessité de faire appel aux valeurs humaines les plus profondes, pour ne pas creuser le désert marécageux vers lequel la promotion libérale du narcissisme individuel entraîne l’humanité, voire céder à la tentation de recourir à des régimes tyranniques religieux, populistes, ou militaires, ce qui est l’autre tentation majeure induite par le désir de venir à bout de ce « mal du siècle » - que fait la poésie contemporaine, le plus souvent ? Que font ses poètes? Ils cèdent aux séductions du narcissisme le plus élémentaire. Et, quand ils ne s’évertuent pas à déployer à tout sujet, et particulièrement autour de ce qui ne les regarde qu’en propre, ou ne s’étend que dans la sphère de l’intérêt collectif le plus restreint, ou même, quand ils osent la dépasser, les sphères de l’intérêt le plus plat, le plus entendu, le plus soumis à la douleur,  et qui est souvent aussi le plus compatissant et le plus naïvement « angélique » quand ils ne s’évertuent pas, dis-je, à déployer autour de tels sujets, les queues de paon les plus capricieuses, les plus fantasques, et les plus sourdes à l’auditoire du goût le mieux formé, ils le font au service de petites chapelles aussi nombreuses et fractionnées que possible, et ce, pourvu qu’ils puissent non pas même « témoigner », dans l’immense majorité des cas, d’une vérité particulièrement cruciale pour l’humanité, et inhérente au groupe auxquels ils se sont affiliés, mais seulement, au milieu de cette profusion sans nombre d’individualités et de petites chapelles concurrentes,  qu’ils puissent juste se faire remarquer… et donc… en venir à multiplier les formes les plus particulières, les plus tranchantes, les plus violemment sensuelles, les plus bruyamment rebelles, les moins exigeantes, les plus cocardières aussi - et de là… fatalement… ne plus finir par ressembler qu’à… de pauvres petites coquettes en détresse - pour ne pas dire : de pauvres arpenteuses à talons haut des quartiers sombres - que tout le monde fuit ! Sauf… je n’ose pas en parler.

 Ecoutez-les seulement parler de leur détresse dans la solitude, quand elles osent, nos coquettes… Je l’ai fait ; et je suis d’accord avec elles, en effet : il n’y a rien de si pitoyable sur Terre.

 

Aussi faut-il encore concevoir, dans un cas autrement plus poignant, mais hélas fréquent, que ces poètes-là ne font que renforcer, chez qui prolonge la lecture de leurs écrits, en quête de doux et lumineux rayons de sagesse, le sentiment d’absurdité de l’existence.

 

Voilà donc où mènent toutes ces belles manières de faire, et qui sont le fait, en Poésie, de ce  que j’ai nommé provisoirement « tyrannie de la jeunesse » au début de cette introduction,  et qui est, plus précisément encore, une « tyrannie de l’émotion », et plus précisément encore celle de l’idéalisme sentimental, ce qui peut ne pas manquer de surprendre et sur quoi j'apporterai des éclaircissements brefs, mais décisifs, dans la seconde partie de cette Préface.

 

 Et c’est contre cette tyrannie,  non sans quelque faiblesse ici où là - je l’accorde volontiers - que s’élève en premier lieu le recueil qui va suivre, et particulièrement par une attaque frontale dans la forme, mais aussi sur le fond, sur le plan des idées, des conceptions générales, et jusque sur le plan du processus créatif lui-même - quoiqu’en lui-même cet adversaire ne constitue le sujet d’aucun des poèmes à venir.

 

 

II

 

 

Mais, à vrai dire, ce positionnement « contre », et quand bien même ce serait contre tout ce qu’il y a de pire au monde, n’est qu’annexe, secondaire, que la conséquence  d’un fait beaucoup plus viscéral  et propre, chez moi, qui est la nécessité où je suis de me laisser dominer entièrement, sans la moindre résistance, par la grandeur et la beauté de l’existence. Autrement dit : par la souveraineté de sa noblesse victorieuse.  Vivre le plaisir de cet abandon, le communiquer au moyen des mots, tel est le fil rouge principal de mon œuvre, et même, de toute ma carrière de Poète. Ma guerre contre les tyrans que j’ai évoqués plus haut, je le répète, c’est-à-dire, au fond, contre tous les tyrans, tous ceux qui prétendent imposer leurs vues par le biais d’une autorité fanatique, que ce soit celle de leur « idéalisme sentimental » ou d’une autre, n’est que la conséquence naturelle d’un tel désir et d’un tel bonheur.

 

De même, le choix de la forme.

 

Tout ce qui exprime une victoire, un accomplissement, un bonheur souverain, donne des signes manifestes d’harmonie, d’ordre, de régularité, de maîtrise, quand bien même le triomphateur évoque la figure du perdant, de la souffrance, du mal. - Et rien, ou presque, ne donne plus de clarté à cette victoire de l’âme noble sur le désordre des passions et l’arbitraire, quand il s’agit d’en exprimer le caractère sublime au moyen des mots, autrement dit, d’écrire la Poésie, que l’utilisation d’un langage dont les conventions imitent aussi fidèlement que possible les caractères généraux cette noblesse victorieuse de l’âme, c’est-à-dire, ces signes manifestes de régularité, d’harmonie, d’ordre et de mesure évoqués (à peu de choses  près) un peu plus haut. C’est-à-dire, pour qui sait voir, en poésie pure, et presqu’à soi seul, une métrique telle que celle que les poètes et penseurs français ont su codifier au cours de plusieurs siècles d’histoire, au prix d’une étude aussi patiente qu’exigeante, et dont ils ont fixé, au cours de leur extraordinaire 17ème siècle, les plus hauts et les plus solides canons, en même temps que ceux de la langue française.

 

Certes, une langue évolue, au fil du temps, de même que l’esprit régnant de chaque époque, et le législateur du 17ème siècle n’en n’était pas moins humain, et donc, sujet à l’erreur. Mais il n’en reste pas moins que de tous temps, les mêmes erreurs produisent les mêmes effets néfastes, et notamment : rien ne prive mieux de maitrise de soi, de force, de clarté mentale, et donc de la capacité de jouir du bonheur d’une grande victoire, autrement dit d’un bonheur durable, que de rejeter toute discipline, toute rationalité, toute circonspection dans l’abord de ce qui nous concerne directement ou indirectement, tout principe d’honneur, au seul profit de que nous suggère l’émotion, l’émotion de l’instant, l’émotion née du sentiment – voie privilégiée de l’idéalisme sentimental, dont j’ai dit plus haut que j’expliciterai brièvement la source.

 

Aussi la langue française du 17ème  siècle, fondée sur l’approche directement concurrente à celle cet idéalisme sentimental, a-t-elle pu traverser les siècles jusqu’à aujourd’hui sans bouleversement majeur : seuls ont changé l’accent, la prononciation sur quelques points précis, quelques tournures syntaxiques de second ordre, orthographiques du même acabit, et le lexique, où des mots nouveaux se sont imposés, comme dans n’importe quel idiome vivant - et c’est quasiment tout.

 

Il reste que si cela ne met aucunement à mal les principes à l’œuvre dans l’établissement des règles de la versification française au 17ème siècle, et leur pertinence pour plusieurs siècles encore au moins, quelques points de détails, peu nombreux en fait, mais cruciaux dès lors qu’il s’agit d’Art, reposant notamment sur la prononciation de l’époque, mais aussi sur l’esprit de cour du Grand siècle - de par le fait des mutations qui les ont fait disparaitre - doivent impitoyablement être battus en brèche aujourd’hui, tant au nom du Vivant, qu’au nom même de ces principes auxquels le législateur a reconnu l’autorité suprême, je veux parler de la raison et du goût.

 

J’aurais préféré ne pas à avoir à rentrer dans le détail de ce qui fonde la profonde caducité des règles en question, et même, à mes yeux, l’inanité de toujours, et me contenter de les balayer d’un revers de la main, voire de ne même pas en parler, tant elles ne me paraissent, au fond, que de basses hérésies nées de la logique et de l’esprit de cour les plus serviles, en d’autres mots, d’affreuses Chimères. Mais, si d’un côté il nous faut combattre sans concession la tyrannie de l’idéalisme sentimental quand il fait œuvre de destruction fanatique de tout repère formel, il nous faut le combattre avec non moins d’énergie, et peut-être même davantage, lorsqu’il s’épanche en faveur de la conservation fanatique du système des Anciens, et témoigne ainsi, à cœur ouvert, si j’ose dire, de son caractère essentiellement pervers et  fétichiste, si préjudiciable au rayonnement lumineux de la poésie dont notre époque est en manque, et qui fait qu’elle se détourne si massivement de cet Art,  Art qui, malheureux et délaissé, n’évolue plus aujourd’hui que dans le délétère confinement de sa « bulle », et Bulle qui, à vrai dire, n’en n’est même pas une, mais une agglomération de nombreuses petites, parfois infimes, reléguées dans un coin de l’eau de surface de la marmite bouillonnante, où l’esprit du siècle cuit à petit feu tout ce qu’il reste de passion proprement révolutionnaire.

 

Or, ici, c’est le sort de la plus haute forme jamais conçue de codification de l’art d’écrire la poésie qui est en jeu.

 

Ainsi, et bien que je sois amèrement conscient que cette partie de mon introduction ne pourra être véritablement comprise que des seuls « spécialistes », que des seuls initiés aux règles de la prosodie classique, faut-il traîner sur la sellette sans pitié cet étroit dogmatisme au sujet du statut que doit conserver, dans la prononciation du vers et le décompte de ses syllabes, le e muet en fin de mot suivant une voyelle, suivi ou non de voyelles sourdes, e non élidé, dans le second cas, par la voyelle initiale du mot suivant, ainsi que la liste de mots censés fixer une fois pour toutes ceux dans lesquels diérèses et synérèses sont légitimes ou non.

 

Il n’est tout d’abord qu’à voir les nombreuses difficultés, les atermoiements, les raisonnements spécieux, et, finalement, les solutions de secours, les expédients,  en un mot, toute la chinoiserie mise en œuvre pour établir le statut définitif du e muet à l’époque classique,  pour conclure, à l’heure actuelle, avec la disparition des motifs à l’origine d’une telle effervescence - c’est-à-dire, la légitimité, ou non, de sa prononciation dans le langage de cour - à son éminente dérision.

 

 C’est que, pour trancher en faveur de la plus belle postérité, il manquait au Souverain, et particulièrement à lui seul, en la matière (et pas qu’en elle), à défaut du bec et de la serre, l’œil de l’Aigle. Car c’est bien au Monarque d’alors qu’il faut imputer la responsabilité des pires aberrations dont sont émaillées les règles de la prosodie classique, encore à l’heure actuelle.

 

En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître aux yeux de nos éminents spécialistes grammairiens maniant le Tricorne et l’Epée, rien, en matière d’usage à la cour de Louis XIV, qu’il se fût agi de langage ou d’habit, ou d’esprit, n’aurait pu faire force de loi qu’il n’eût en fin de compte d’abord été ratifié par la gracieuse approbation du Monarque. Malherbe, Boileau, et consorts, n’ont jamais eu le caquet si bien pendu, et tant de monde à leur suite, que sous le patronage hautement déclaré et bienveillant du Roi, qui, de plus, comme chacun sait, était un peu artiste, à ses heures, et esthète passionné, plus souvent encore. Et qui peut donc croire qu’il déléguât au seul soin des spécialistes de l’Académie Française l’autorité de légiférer en matière de la plus haute forme de langage, et de langage de Cour, qu’on appelait alors « Langue des Dieux », et qui se devait entièrement et prioritairement, après à la louange de Dieu lui-même, à celle de son premier Représentant sur Terre  en Terre de France? En d’autres termes, comment imaginer  qu’il déléguât entièrement à d’autres, aussi fins techniciens qu’ils fussent, le soin de lui broder une parure et de lui forger un instrument de pouvoir, tant royal que personnel, tous deux de premier ordre ?

 

Qui légifère en matière de langage légifère aussi en matière de pensée. Ecrire, parler, c’est toujours rendre hommage. Et cela, Louis XIV, qui tenait autant à gouverner les bouches que les oreilles de ses sujets, et, en premier lieu, de ses courtisans, afin qu’on le plaçât toujours au-dessus de soi, sur des hauteurs concurrentes à celles où l’on se figurait Dieu lui-même, ne pouvait pas l’ignorer, et moins encore, à la moindre occasion que pouvait lui offrir une tradition encore peu sûre d’elle-même, ne pas intervenir, personnellement.

 

Ainsi Louis le Bourbon se déclara, pour trancher du statut dont chacun se devait d’honorer le e muet en prosodie, en faveur du goût le plus archaïsant de son temps, le plus conservateur, le plus fétichiste, demandant qu’il fût encore prononcé partout où l’effort séculaire de législation, qui pourtant prenait la pente historique inverse, n’avait pas encore fixé ses choix, opérant là un parfait et curieux syncrétisme entre son désir de pérennité des institutions et l’idiosyncrasie la plus personnelle de son tempérament politique, et ce, afin d’inscrire son image au rang des plus hautes dignités de la pensée vénérante. -

 

 Ce dont, hélas - combien de fois hélas - les siècles ultérieurs, en l’absence d’une autorité telle que la sienne, suffisamment forte et point trop barbare, suffisamment experte et impliquée dans les questions d’ordre esthétique, pour en déclarer la caducité et le dommageable aveuglement, eurent longtemps à souffrir.

 

Et il fut heureux que c’en fût fini depuis le moyen-âge de la pesante et grasse sonorité de ce e  en fin de vers, (ce qui avait donné les rimes féminines), et que c’en fût quasi-fini depuis la Renaissance de sa prononciation au milieu d’un mot ! (Comme dans « priera », qui compta dès lors deux syllabes et non trois) Tout cela fut donc conservé, sanctifié  - mais hélas ! de même que l’atavisme populaire et lourdement sensuel, issu, entre autres, de la chanson, et particulièrement conservée par elle, qui voulait qu’à l’intérieur du vers, les poètes appuient particulièrement sur ce e en fin de mot, qu’il fût ou non suivi d’une ou de plusieurs voyelles sourdes.

Et cela, il faut y insister, alors qu’au sortir de la Renaissance  tout allait dans le sens de son annulation prosodique définitive, que la langue s’enrichissait d’une dimension spirituelle de premier ordre, comparativement à celles asservies à la prononciation marquée de toutes les lettres des mots, c’est-à-dire, incorporait dans sa structure académique même, une façon de s’exprimer aussi fine et profonde que silencieuse - bref : alors qu’elle se détachait ainsi avec grâce et mesure, et pour des siècles, de l’utilitarisme purement sensuel de la règle alphabétique !

 

Evolution que ne sut, ou ne voulut prendre en compte Louis XIV, qui entraîna que, pour un temps, on interdit d’abord, purement et simplement, devant l’inextricabilité des problèmes de prononciation et de décompte qu’entrainait avec soi la présence à l’intérieur du vers de tout mot dont le e muet final était suivi d’une consonne sourde, une telle utilisation de ces mots, (chose qui parut bonne à Louis du Bon Plaisir), puis, dans un second temps, qu’on se ravisa, devant l’appauvrissement extrême des possibilité d’expression qui restaient au vers français ainsi mutilé, et les sérieux et légitimes risques de Fronde poétique qui s’élevèrent alors, d’en autoriser la partie de celles qui semblaient les plus nécessaires, mais en conservant l’interdiction pour toutes les autres. Chose à quoi la prudente docilité des poètes d’alors accepta de se conformer. Tout genre de choses, avec tant d’autres, dont on pourrait faire le virulent reproche au tempérament politique du Monarque.

 

Mais ce n’est ici ni l’heure, ni le lieu d’un tel procès.

 

 Il nous suffira pour l’instant de dire qu’il a aussi bien ratifié la nécessité de  fixer la prononciation des diérèses et des synérèses de son époque, livrant à la postérité une liste invraisemblables de mots à apprendre par cœur, ainsi que la façon correcte de les prononcer, victime en cela de son orgueilleux absolutisme, incapable de libérer la part de raison et de bon goût qui doivent présider à l’établissement de ce genre de règle. A savoir :

 

1)       Qu’il suffit de se baser communément sur la prononciation usuelle et bienséante de son temps, étant entendu qu’il s’agit là d’une chose toute relative et soumise à l’évolution,

 

2)       De ne s’y baser rigoureusement que lorsque, dans le même vers, deux mots ou plus pourraient prêter à confusion,

 

3)       Et, pour le reste, pour la licence que le poète s’accorde, qu’une seule diphtongue susceptible de diérèse ou de synérèse soit présente dans le vers « original ».

 

Cela dit, en dehors de ces règles portant sur le e caduc et diérèses et synérèses, il en est encore d’autres, mais beaucoup plus défendables, je veux dire solidement armées de raison et de bon goût, et portant sur la rime, dont le manquement pourtant ne fait en aucun cas souffrir la métrique, ni nécessairement la beauté musicale : je veux parler de l’alternance des rimes masculines et féminines, et la règle de pureté de la rime, dite règle de la « liaison supposée ». Toutefois, l’observance de ces règles sera la plus recommandée dans les poèmes où l’emprise de la spiritualité voudra s’affirmer avec le plus de force. Et rien ne peut empêcher qu’on s’y livre par goût, sinon que le charme d’un propos simple et modeste pourrait s’en trouver lourdement entaché d’inutile prétention.

 

Est-ce à dire que la poésie qui ne s’assujettirait pas aux règles de prosodie classique restaurée ici (du moins sur les points les plus cruciaux), je veux dire la poésie entièrement libérée des contraintes d’une métrique rigoureusement codifiée, ce que l’on se plaît à appeler la « poésie libre » serait nécessairement d’un genre inférieur ? Pas le moins du monde, bien évidemment. Et l’on doit même tenir pour d’un niveau encore bien supérieur cette poésie qui a toutes les apparences de la liberté la plus spontanée, du divin caprice, et qui pourtant guide nos pas sur le chemin de la danse la plus ivre de délicat équilibre  et de la sagesse la plus accomplie.

 

J’espère tout seulement qu’on ne me tiendra pas rigueur, dans les vers qui vont suivre, de m’en être tenu souvent encore assez loin, et souvent aussi, mais moins, hélas, juste un peu, en-deçà.

 

 

Césarion d’Alexandrie