Césarion d'Alexandrie

Césarion d'Alexandrie

Le combat des prisonniers

 

 

Un fier soleil d’automne illuminait la plaine.

Un vent frais et léger soufflait sa douce haleine

Sur les milliers de corps des soldats affamés,

Las, meurtris, étonnés, exsangues, décimés,

Rassemblés aujourd’hui par la voix matinale

D’un héraut du Barcide, à l’aura martiale.

 

Hannibal voulait-il préparer au combat ?

La question roulait un bien sombre débat

Dans le cœur de chacun et dans les confidences.

Ne promit-il à tous la fin de leurs souffrances,

Un mois auparavant, sur son sommet Alpin,

En désignant du doigt le Pays de Turin

Et les rives du Pô comme un havre fertile

Où le malheur présent leur semblerait futile ?

 

Mais qu’avaient-ils connu depuis ce jour fameux ?

Une descente à pic, le précipice affreux,

Neufs jours de froid mortel, maladie et famine,

Le maigre pâturage en bas de la colline,

Des Gaulois ennemis aussitôt déclarés,

Vingt longs jours de campagne - et leurs vœux enterrés.

Hier on crut pourtant, ayant pris une ville,

Que l’on allait goûter le repos et l’idylle !

Mais le chef ordonna, sitôt l’ordre établi,

Qu’on la quittât de suite et prenne un autre pli.

 

La marche avait repris, contrainte, à vive allure,

Comme si l’on avait eu le temps de la cure,

Et chacun aujourd’hui, répondant à l’appel,

Rassemblé dans la plaine et le cœur plein de gel,

Attendait d’Hannibal, fidèle à son estime,

Qu’il soulage ses maux par un geste sublime.

 

Or, soudain, le Barcide apparut, lumineux,

Sans un mot, faisant face aux guerriers malheureux,

Qu’il salua d’un geste - auquel tous répondirent

D’une acclamation dont les lointains frémirent.

A sa suite, aussitôt, des prisonniers Gaulois,

Enchaînés, abattus, courbés sous les effrois,

Presque nus, la peau noire et brûlante de croûtes,

Faméliques, hagards, les prunelles dissoutes,

Vinrent sous le fouet se ranger dans son dos :

Si horribles à voir, si chargés de fardeaux,

Que le cœur de chacun se serra d’épouvante

Et soudain oublia sa douleur lancinante.

L’étonnement, pourtant, s’accrut encor d’un cran

Quand on vit amener, au son d’un gai péan,

Une fière jument qu’on mit tout près à paître.

Or, Hannibal menait le jeu de main de Maître.

 

« Soldats, annonça-t-il, regardez ces captifs.

Ne les dirait-on pas jouets d’affreux récifs ?

Quel homme parmi nous, même le plus barbare,

Ne plaindrait-il un sort si durement avare ?

Qui ne préfèrerait encor plutôt mourir

Que vivre sous leur joug et sous lui dépérir !

C’est pourquoi, tout d’abord, je veux donner leur chance

A deux de ces maudits, du fond de leur errance,

Bien qu’ils aient mérité leur funeste destin

En nous livrant la guerre en quête de butin.

Car nous devons autant à l’honnête clémence :

Les dieux sont satisfaits d’un geste d’indulgence.

Je désignerai donc par un tirage au sort

Deux de ses prisonniers, pour un combat à mort,

Duquel l’heureux vainqueur pourra repartir libre,

Fort de cette jument pour qui tout lancier vibre.

Quant au vaincu, heureux sera-t-il d’en finir

Avec sa triste vie, et c’est dans un soupir

D’intense délivrance et d’ineffable joie

Qu’il s’en détournera pour sa nouvelle voie.

Voulez-vous voir cela, soldats, là, de vos yeux ?

Voulez-vous accorder ce présent à nos dieux ? »

 

A ces mots, dans un cri dont s’ébranla la plaine,

Tous en chœur, décidés, réclamèrent la scène.

Hannibal se tourna, dès lors, vers les Gaulois

Et du prochain duel leur enseigna les lois.

Aussitôt on les vit s’éveiller, frénétiques,

Levant les mains au ciel, conjurant, extatiques,

Les puissances d’en-haut de les faire choisir

Dans l’urne par le sort, fallût-il en mourir.

Et de quel noir chagrin, de quelle affreuse peine

Furent pris  tous ceux que retint leur géhenne !

Tous en furent saisis, parmi les spectateurs,

Tant le tableau peignait d’abandon et d’horreurs.

 

Mais deux hommes enfin bientôt se présentèrent

Au centre de la piste, où leurs yeux se croisèrent.

On les avait armés, pour leur donner le ton,

D’un fier glaive celtique au tranchant sans pardon,

De puissants javelots, longues pointes mortelles,

D’un casque de métal d’où s’élevaient deux ailes,

D’un lourd et long pavois, et d’un poignard d’acier,

Ainsi qu’en Gaule on livre un combat singulier.

 

A les voir maintenant ainsi se faire face,

Redressés, l’œil brûlant, fier et plein de menace,

Jamais nul n’aurait cru que juste auparavant

Ces deux-là se traînaient, l’air plus mort que vivant,

Dans des rangs de captifs, sans espoir et malades.

On eût bien plutôt dit deux profondes tornades

Toutes prêtes à fondre et lancer leurs éclairs

L’une sur l’autre, hurlant et dévastant les airs :

Nul parmi le public, et même le plus brave,

N’eût relevé leur gant sans son air le plus grave.

 

L’un s’appelait Samson, fils du rude Buvel,

Forgeron réputé pour son esprit cruel ;

Il ne jurait que par la guerre et la rapine.

Il était grand, osseux, et d’humeur assassine :

Aux lourdes chaînes, sûr, il préférait la mort,

Mais son désir de vivre était de loin plus fort.

Il aimait tant la lutte et vaincre par la force !

La sève d’un lion coulait sous son écorce.

Son rival, fils de chef, se nommait Adhnuall :

Il avait toujours eu le cœur plein d’idéal,

Et marchait vers sa fin comme vers la victoire

Tant il avait maudit sa prison triste et noire.

S’il l’emportait, pourtant ! Quel merveilleux bonheur

L’attendait près des siens, et de son âme-sœur :

Un heureux mariage, un noble rang de Prince,

De fidèles amis, sa très-chère Province !

 

Or bientôt le signal du combat fut donné.

Et Samson le premier, plus brûlant qu’un damné,

Courut vers l’ennemi dans un grand cri de rage,

L’air semblable à celui d’une bête sauvage,

Quand, soudain, freinant net, de près de trente pas

Il décocha le trait messager du trépas :

D’un geste si précis, si pur et si terrible,

Qu’il siffla dans les airs en filant sur sa cible.

Adhnuall, concentré, connaissant l’adversaire,

Préférait tout d’abord épuiser sa colère.

Mais le trait droit sur lui s’abattit, assassin,

Perfora son armure, et l’atteignit au sein.

Le sang tout aussitôt coula de la blessure,

Provoquant dans la foule un immense murmure.

A sa vue, excité,  d’un élan de bourreau

L’autre reprit sa charge, on eût dit un taureau,

Hurlant, le glaive en l’air, et l’œil rempli de haine.

Adhnuall cependant reprenait son haleine.

L’entaille était légère et le mal peu profond :

Son bouclier à terre, il fut remis d’un bond.

 

Quand Samson fut sur lui, prêt à lâcher son glaive,

Croyant vaincre d’un coup comme en plein cœur d’un rêve,

Le jeune homme esquiva, souple comme un félin,

Et son rival finit sa course au sol soudain.

Adhnuall, aussitôt, les deux mains sur sa lance

Bondit  sur l’homme à terre ainsi que sur sa chance.

L’autre n’eut qu’un recours : lever son bouclier,

Qui se brisa pourtant sous l’assaut meurtrier.

Mais la pointe elle aussi dut pâtir de l’orage !

Et le blond assaillant, trébuchant au passage,

Permit à l’ennemi, qui gisait impotent,

De revenir en lice en à peine un instant :

Debout, noir, frémissant, le regard plein de braise

Face à son adversaire, autant que lui Fournaise,

Et brûlant du plaisir d’échapper à l’enfer

Où tantôt il mourait piétiné comme un ver.

 

A les voir on eût dit que jamais la torture

N’avait pu leur graver dans le corps sa morsure.

Ils s’épiaient alors, pleins d’ardeur, attentifs,

Et se tournaient autour, les yeux profonds et vifs,

Tels deux tigres puissants s’observant en silence,

Le glaive louvoyant entre attaque et défense.

Quand soudain Adhnuall, dans un cri déchirant

Surprit son ennemi d’un assaut fulgurant,

Et d’un grand coup de taille à hauteur de l’aisselle

Arracha de Samson une plainte cruelle.

Le sang des deux rivaux s’écoulait désormais.

Mais cela n’arrêta le moindre instant de paix :

Furieux, chacun d’eux, poings fermes sur l’épée,

Plus que jamais alors d’humeur émancipée

Tenta d’écharper l’autre et redoubla d’ardeur.

 

Et longtemps on ne sut qui serait le vainqueur

Tant les deux combattants, acharnés, inlassables,

L’un et l’autre semblaient des égaux intraitables.

Quand enfin, tout à coup, le fer choquant le fer,

Le glaive d’Adhnuall, brisé, vola dans l’air,

Et livra le pauvre homme en pâture idéale

A Samson, soudain pris d’une ivresse infernale :

Un bonheur infini dans le cœur et les yeux,

Il  brandit aussitôt sa lame vers les cieux,

Puis se rua d’un bond sur son faible adversaire

Qu’il frappa dans un cri de rage meurtrière.

Mais son fier rival vit le coup arriver

Et d’un saut de serpent sut soudain esquiver.

Or Samson, par sa course emporté, chut à terre.

Adhnuall, sur-le-champ, vit ce qu’il devait faire.

Sans attendre il posa la main sur son poignard

Et fondit sur Samson - qu’emporta le Brouillard.

 

On entendit alors, suivant un grand silence,

Jaillir du blond guerrier un cri de délivrance,

Dont chacun fut ému jusques à la racine

Tant il sembla profond et d’essence divine.

De quel sombre chaos revenait le vainqueur !

Chacun du fond de lui partageait son bonheur.

Or, tous avaient si bien jugé de quel abîme

Son rival, aussi bien, ne paierait plus la dîme,

Qu’ils se réjouissaient presque autant pour le mort -

Dont tous les prisonniers bénissaient l’heureux sort :

A ce point que chaque homme en eut l’âme ébranlée.

 

C’est alors qu’Hannibal vint parmi l’assemblée,

Et fit signe à chacun qu’il allait discourir.

« Soldats, commença-t-il, vous pouvez bien frémir

Encore, au souvenir de l’éprouvant spectacle

Que je vous ai donné - car il vaut un Oracle !

Qui donc ici n’a vu, parmi ces combattants,

Ployant sous le fouet de cent maux éreintants,

Et malgré tout livrés à l’intraitable guerre,

L’image d’un ami, le visage d’un frère ?

Je vois, à vos regards graves et soucieux,

Que chacun d’entre vous se contemplait en eux.

Mais, quoi de plus normal, quoi de plus légitime ?

Nous sommes tout comme eux prisonniers de l’abîme !

Vous pouvez maintenant mieux juger à quels choix

Le Destin nous convie, ici, loin de nos toits,

En pays ennemi, le corps courbé de peines :

Il faut vaincre, ou mourir, ou ployer sous les chaînes

D’un esclave romain jusqu’à son dernier jour.

Car nous devrons bientôt combattre à notre tour,

Tels ceux que vous venez d’observer dans l’arène,

Et ne pourrons espérer, naissant de cette graine,

Que semblable tribut - ou même châtiment :

Ou le trépas rapide - ou le pur agrément !

 

Or, si nous l’emportons sur le champ de bataille

Demain - si vous luttez d’un courage sans faille,

Tels ces deux valeureux que l’on vit s’affronter,

Ce ne seront chevaux ou juments à monter

Qui récompenseront votre bravoure  d’homme,

Mais, à la vérité : tous les trésors de Rome !

Terres fertiles, or, femmes, riches maisons,

Dignités, serviteurs, Fruits en toutes saisons,

Bétail, luxe enfanté de la savante étude :

Tout ce qui fait la joie et la béatitude !

Qu’est donc, devant cela, mourir au champ d’honneur,

Si ce n’est, en chemin, exerçant sa valeur,

Sans avoir rien souffert, partir pour l’autre monde ?

Cette fin est si belle, en vrai, qu’elle nous fonde.

 

Quant à ceux qui fuiront quand viendra le danger,

Ceux qui croiront meilleur de servir l’étranger,

Ceux qui pensent pouvoir regagner leur patrie

Tels de tendres agneaux suivant leur bergerie,

Si ce n’est l’esclavage - et de tous le plus noir,

Le plus humiliant, le plus vide d’espoir -

Si ce n’est la torture au fer blanc de la haine

Que ceux-là connaîtront dans la gueule romaine,

Ou si ce n’est enfin que leur cachot sanglant,

Et la mort, à ce terme, infernale, et râlant,

Ce sera sous le joug d’une tribu barbare

Qu’ils finiront ainsi – sauf Astre le plus rare.

 

Qui donc est assez vain pour croire se sauver

Et revoir son pays, sans avoir à braver

Ces peuples ennemis, ces fleuves, ces eaux folles,

Qui sur notre chemin flétrirent nos idoles,

Nous livrèrent combat tels des chiens enragés,

Et dont nos fameux rangs furent endommagés,

A ce point qu’aujourd’hui près du tiers de nos troupes,

Dont des braves sans pair, ont péri sous leurs coupes ?

 

Chacun sait parmi vous quelle est la vérité :

Chacun sait parmi vous que c’est témérité

Plus qu’aveugle, de fuir, et lâcheté fatale

De retourner ainsi vers sa glèbe natale ;

Chacun mesure bien le périple sans fin

Que depuis Carthagène il a, transi de faim,

Parfois, dû traverser pour marcher sur ces Terres,

Et comme, même ailleurs, échappant à leurs serres,

De nouveaux ennemis, farouches et nombreux,

Le poursuivront alors, avides et haineux.

 

Chassez-donc de vos cœurs cette vaine espérance

Qui promet aux fuyards protections et chance ;

Vous n’aurez de salut, dans ces conditions,

Que luttant dans nos rangs tels de parfaits lions :

Tels ces deux dont le sort émut si fort vos âmes,

Tantôt, et qui pourtant accusaient tant nos blâmes !

Comme alors tous ici se réjouissaient pour eux,

A les voir au combat vaincre ce sort affreux,

Echapper à la crainte, à leur geôle, aux tortures,

A tout ce dont chacun sur tout hait les morsures.

Personne alors ne crut qu’il fût un seul destin

Préférable à celui qui tenait en la main

De chacun des Gaulois dans l’arène mortelle ;

Nul ne put leur rêver fin si fière et si belle !

 

Or vous devriez tous, très vite, et sans tourments,

Entrer à votre égard, dans de tels sentiments,

Et suivre leur exemple ainsi que de vrais braves,

Si vous voulez enfin défaire vos entraves

Et ne pas vous traîner comme leurs compagnons :

Vaincus, toujours en vie, et pourtant moribonds.

Regardez ces captifs pour mieux vous en convaincre.

 

Espérez donc pouvoir vous battre et pouvoir vaincre,

Ou mourir fièrement, sans possible retour,

Les armes à la main, brûlant de votre amour !

Espérez-le sans faille, et voici ma promesse :

Vous vaincrez ! Vous vivrez ! Par la Grande Déesse !

Et je vous en réponds, sur la vie et l’honneur,

Vous connaîtrez, de tous, le plus parfait bonheur.

 

Toujours, le saviez-vous, l’emporta cette armée

Devant son ennemi, fût elle décimée,

Mal en point, affamée, acculée à sa fin,

Qui, plutôt que mollir à la voix du tocsin,

Alors prit ce parti d’un cœur libre et fidèle ;

Toujours fut le vainqueur qui suivit ce modèle !

Et ceux qui, tels nos rivaux, dès un lourd embarras

Crurent pouvoir trouver, près de chez eux, tels des rats

S’écartant du danger une retraite sûre,

Et pouvoir l’emporter dans la guerre d’usure

Contre de tels héros, affranchis de la peur,

Du doute, de l’ennui, méprisant la douleur,

De tout temps furent ceux qui rendirent les armes,

Et versèrent de loin le plus grand flot de larmes. »

 

Hannibal, à ces mots, se tut un long moment,

Et d’un regard profond,  sondant le sentiment

De chaque homme, jugea de l’effet de son verbe,

Et vit que de nombreux retrouvaient leur superbe.

Ceux-là même qu’on sut le cœur douteux et las,

Tout à l’heure, dont l’œil vibrait vide d’éclats,

Et qui traînaient leur corps telles des charges vaines,

Presque tous, à présent, semblaient libres de chaînes,

Le front haut, le dos droit, jambes fermes au sol,

Affichant son désir et sa foi sans bémol.

 

« Maintenant, c’est assez, reprit donc le Barcide,

Chacun sait son devoir s’il a le cœur lucide.

Je n’ai plus rien à dire - et c’est à votre tour

De vous entretenir et de faire le jour

Au sujet de la loi qui devrait vous soumettre.

Des Romains ou de vous, qui deviendra le maître ?

Qui connaîtra la gloire, et qui devra mourir,

Ou, pire encor, en chien devra toujours servir ?

L’ennemi, très bientôt, lancera sa riposte.

Que chacun, sur-le-champ, s’en retourne à son poste :

Nous verrons, très bientôt, au drapeau du vainqueur,

Qui des deux savait mieux ce qui fait la valeur. »

 

 

Quand, quelques jours plus tard, les légions romaines

De Scipion, en nombre, attaquèrent, sereines,

Certaines d’écraser les troupes d’Hannibal,

Qu’en joie elles croyaient se portant au plus mal,

Le général Romain essuya la défaite,

Sur les bords du Tessin, la pire et la plus nette

Que depuis Romulus Rome ait jamais connue.

Les cris de ses fuyards transpercèrent la nue.

Le massacre fut tel, si pur et sans pitié,

Que toujours l’on trembla de son inimitié.

 

 

 

samedi 29 août 2015



29/08/2015
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